PREFACE


" Et ne dites pas que les chances sont faibles :
il n'importe guère si le but est élevé.
Ce qui entraîne le plus le cœur humain,
c'est bien moins la certitude d'un petit succès
que la possibilité d'une grande fortune. "
Alexis de Tocqueville,
in L'ancien régime et la révolution
(GF Flammarion, p. 60).

" Si nous voulons que tout reste tel quel,

il faut que tout change. "
Giuseppe Tomasi di Lampedusa
inLe Guépard
(Editions du Seuil, p.
32).


Couvrant une période de plus de soixante ans (1890-1952), les Mémoires de Béchara El Khoury sont un témoignage capital sur la manière dont l'Etat du Grand-Liban, puis la République libanaise, se sont construits de crise en crise et en quelques décennies. L'auteur, tantôt observateur passionné du microcosme politique au milieu duquel il vit de par son appartenance familiale, tantôt acteur de premier plan sur la scène publique - il fut successivement député, ministre, président du Conseil à trois reprises et président de la République - ne s'est pas contenté d'enregistrer sèchement les faits. Les yeux et l'esprit fixés sur ce qui évoluait dans son champ de vision, il a passé tout ce qu'il a entendu, vu, ou subodoré au filtre de l'analyse et l'a mis en perspective.
Vous voulez comprendre le Liban d'aujourd'hui, son système politique (malgré les changements fondamentaux introduits dans la Constitution par les accords de Taëf), son communautarisme exacerbé, les sédiments qui sont le socle du féodalisme politique et de ce nouveau féodalisme qu'est le pouvoir insatiable de l'argent, lisez Béchara El Khoury, dont les Mémoires dans l'édition arabe portent, au demeurant, le titre " Réalités libanaises " (" Hakaëkloubnania ", que l'on peut traduire également par Vérités libanaises).
Dans cet immense panorama historique, et bien que l'homme du 22 Novembre n'ait pas su éviter le piège de l'autocélébration, ait habillé ses adversaires de toutes les turpitudes et se soit absous de tous ses péchés ou presque, on suit les différentes mutations de la société libanaise qui, pourtant, est restée finalement la même. Le même esprit de clocher, les mêmes querelles intestines si pernicieuses, les mêmes passions et tensions confessionnelles, on les retrouve aujourd'hui encore. Dans les années 30 et 40 du siècle révolu, on disputait sans fin déjà, comme aujourd'hui, du meilleur découpage électoral : grandes, moyennes ou petites circonscriptions. On truquait allègrement les élections législatives au temps du Mandat et après, recourait au pire maquignonnage pour former les listes électorales, procédait aux nominations dans la fonction publique non pas sur la base des qualifications, mais suivant l'appartenance et l'allégeance politiques des candidats. Dans ce temps-là aussi, des voix s'élevaient pour réclamer l'abolition du confessionnalisme politique, et en faire un refrain, mais sans rien proposer en remplacement.
Béchara El Khoury illustre son récit des portraits, tracés d'une plume incisive, de tous les personnages qui ont marqué plus d'un demi-siècle de l'histoire du Liban, depuis les moutassarefs jusqu'aux chefs des familles politiques dont les fils ou petits-fils sont aujourd'hui encore au pouvoir, ou le parasitent. Il n'oublie pas les hauts-commissaires, désinvoltes, arrogants, cyniques, autoritaires et souvent dépassés par la situation dans ce Liban si compliqué et dont la vitalité étonnera toujours.
Au-delà du récit événementiel et de l'intérêt qu'ils présentent sur le plan historique et politique, les Mémoires de Béchara El Khoury, à la lumière du dénouement de la crise de l'été 1952, s'inscrivent au cœur de la problématique de l'exercice du pouvoir au Liban et posent la question de savoir si le système politique libanais, tel que conçu, compris et vécu, ne porte pas en lui-même les germes des désordres qui secouent et endeuillent régulièrement le pays. C'est ainsi que les mandats des huit présidents qui ont succédé, de 1952 à 2007, à l'homme du 22 Novembre, tous les mandats, à l'exception de celui du général Chéhab, se sont terminés sur des troubles qui ont provoqué la quasi-paralysie du pays ou n'ont dû leur stabilité qu'à la protection imposée par une armée étrangère.


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Béchara Khalil El Khoury naquit le 10 août 1890, à Beyrouth, au sein d'une famille de vieille souche maronite dont le foyer se trouvait au Mont-Liban. Ce serait un poncif de dire qu'il fut nourri dans le sérail. Telle est pourtant la vérité.
Son grand-père, cheikh Béchara El Khoury, avait occupé, au temps des deux Caïmacamats, les fonctions de juge pour les chrétiens dans le district druze et avait été le conseiller juridique et le notaire de l'émir Béchir II Chéhab. Son père, Khalil, avait dirigé le Bureau arabe (en quelque sorte le ministère de l'Intérieur) de la Moutassarifiya.
L'écho de ce qui se passait au gouvernement et dans l'administration parvenait régulièrement au jeune garçon déjà passionné de politique. Mais c'étaient surtout les récits des Haraka (les affrontements sanglants) de 1845 et 1860 qui frappaient l'imagination de l'enfant. Il en tirera plus tard un axiome sur une double nécessité, celle d'un consensus national entre chrétiens et musulmans, le fameux Pacte conclu avec Riad El Solh, pour éviter les conflits intercommunautaires, et celle de l'ouverture sur l'environnement arabe du Liban, mais dans le respect de l'indépendance et de la souveraineté nationales.
Dans ce Mont-Liban du début du XXe siècle où l'enfant grandit, les stigmates des troubles des décennies précédentes commencent à s'effacer. La paix rétablie et l'intervention (déjà !) des grandes puissances de l'époque (dont les convoitises se développent à mesure que s'accentue le déclin de l'Empire ottoman) favorisent la stabilité et un début de développement économique. Il arrive aux hauts fonctionnaires de la Moutassarifiya de " rendre grâce au ciel de la situation privilégiée " du Mont-Liban qu' " enviaient les populations des vilayets voisins où était inconnue l'exemption des obligations militaires et où les impôts étaient plus lourds ".
Au tournant du siècle, au milieu de la société de grands commis et de notables où évolue sa famille, le futur président devine le climat d'intrigues, de querelles intestines et de lutte autour des postes importants à pourvoir au sein de l'administration. L'étranger est déjà là qui souffle sur les braises des rivalités locales pour mieux asseoir son influence sur la société libanaise et l'embryon d'Etat. Le rôle envahissant, outrecuidant, grossier des consuls dans les années qui précèdent la Grande Guerre n'est pas sans rappeler celui des ambassadeurs aujourd'hui, un siècle plus tard ! Et l'on retrouve les noms de plusieurs familles qui tiennent jusqu'à nos jours le haut du pavé, tout comme l'on relève l'importance du clergé dans la vie politique et le choix des hauts fonctionnaires.
Ce monde si petit est déchiré par des rivalités tenaces, acharnées entre les clans et les chefs. Elles se perpétueront de génération en génération jusqu'aujourd'hui portées par la furie des passions politiques. Tandis que l'incurable tropisme des Libanais poussera certains, lors de la révolution des Jeunes-Turcs à Istanbul, à militer en faveur du rattachement du Liban à la Turquie.
Au-dessus de cette société, plane le moutassaref (le gouverneur du Mont-Liban), nommé (après avis des puissances) par la Sublime Porte et qui est omnipotent. Autour de lui, vibrionnent les notables, les oligarques, dans une atmosphère de brigue et de prévarications. Les abus sont monnaie courante et l'exemple vient d'en haut, de l'entourage du moutassaref, quand ce n'est pas de sa propre personne.
En été, le moutassarefs'installeà Beiteddine, dans l'accueillant palais de l'émir Béchir, et la famille El Khoury, en raison des fonctions exercées par le père, Khalil, est tenue de le suivre dans ce déplacement. Béchara El Khoury gardera toute sa vie la nostalgie de Beiteddine et celle du palais qu'il fera restaurer et où, devenu président, il ira chaque été passer quelques semaines dans le cadre d'une nature paisible et luxuriante.

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Le premier grand changement dans la vie du futur chef de l'Etat se produira lorsque ses parents l'inscriront au Collège des pères jésuites, à Beyrouth. Il y fera de brillantes études et rencontrera le futur recteur de l'Université Saint-Joseph qui aura une vision prémonitoire de son avenir. Parmi les élèves de l'école, note B. El Khoury, se trouvait un garçon à la vive intelligence et à la personnalité attachante, Riad El Solh.
Le second grand changement, ce fut son départ pour Paris, où il passera trois années (1909-1912) à étudier le droit. Il y fera la connaissance de quelques députés français qu'il tentera de gagner à la cause libanaise. Il y rencontrera aussi Robert de Caix, qui deviendra, après la guerre, l'un des hommes les plus influents au sein des services du Mandat.
Ayant regagné le Liban en 1912, Béchara El Khoury s'inscrira au barreau et collaborera à l'étude d'Emile Eddé. Des années plus tard, les deux hommes entreront en rivalité sur la scène politique et la sourde lutte qui les opposera sous le Mandat dominera la vie publique du pays jusqu'à l'élection présidentielle de 1943, qui verra la victoire de Béchara El Khoury à l'issue d'une campagne marquée par une très vive tension.
Mais pour le moment on n'en est pas là encore. Une guerre, planétaire celle-là, éclate et Béchara El-Khoury doit quitter le Liban et trouver refuge en Egypte : son nom se trouvait sur des documents réclamant l'élargissement des frontières du Liban et son indépendance. Ces pièces avaient été saisies par les autorités turques et pouvaient lui valoir une condamnation à mort.
En Egypte, Béchara El Khoury se mêle au cercle des Libanais animés d'idées nationalistes en pleine fermentation. Il passera un peu plus de trois ans entre Le Caire et Alexandrie et rentrera au Liban à la fin des hostilités. Le pays est exsangue. Le blocus imposé au Mont-Liban durant la guerre par Djémal Pacha et une invasion de sauterelles d'une ampleur sans précédent en avril 1915 ont provoqué une famine qui a fait des dizaines de milliers de morts. La Montagne a perdu le tiers de sa population.

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Avec la fin de la guerre et le démantèlement de l'Empire ottoman, un ordre international nouveau est mis en place. Au Proche-Orient, après quatre cents ans d'occupation ottomane, une chance s'offre au Liban de se gouverner lui-même, d'accéder à l'indépendance.
Tout a changé et pourtant... Les rêves d'émancipation nationale se heurtent aux accords secrets et scélérats conclus par deux des grandes puissances de l'époque, la Grande-Bretagne et la France. L'Ottoman est parti, et le Français le remplace en vertu d'un tour de passe-passe juridique international que la Société des Nations affublera du nom de Mandat. Le haut-commissaire se substitue au moutassarefet les troupes sénégalaisesà l'armée turque.
Cependant, pour asseoir leur mainmise sur le Liban et la Syrie, les Français doivent d'abord se débarrasser de l'émir Fayçal, le fils du chérif Hussein gardien des Lieux Saints de la Mecque et de Médine. Fayçal a acquis une certaine popularité en se mettant à la tête de l'armée arabe qui a combattu les Turcs, avec l'aide des Anglais et du célèbre colonel Thomas Edward Lawrence. Le 7 mars 1920, il est proclamé " roi constitutionnel " par le Congrès syrien réuni à Damas.
Béchara El Khoury, qui a repris son travail d'avocat à Beyrouth, note les remous de la société qui l'entoure. Il déplore de voir les grandes familles se diviser, les unes applaudissant aux résolutions du Congrès syrien, les autres se rapprochant des Français et se hérissant dès qu'il est question d'arabité. Il prend conscience du mal libanais qui pousse les milieux politiques et les masses, sous l'effet de forces centrifuges nées d'idéologies opposées, d'arrière-pensées et de peurs confessionnelles, à déterrer la hache de guerre chaque fois que la tension devient trop forte. Il est imbu de sa " maronité ", mais ne la conçoit pas comme un " maronitisme ".
Dans le Liban de 1920 qui fait ses premiers pas sur la scène régionale en tant qu'entité distincte, B. El Khoury estime que la stabilité politique et économique, que l'avenir, dépendent en partie de l'ouverture du pays sur son environnement arabe, sans frilosité viscérale, mais aussi sans suivisme, sans alignement sur des voisins plus puissants et sans liens particuliers avec la puissance mandataire. Cette politique, dans son esprit, devrait permettre de faire contrepoids à l'irrédentisme arabe. De cette conception naîtra, en 1943, le Pacte national, acte fondateur d'un Liban émancipé de la tutelle de la tendre France et ayant intégré, sur le double plan politique et culturel, sa composante arabe et musulmane.

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Le règne de Fayçal fut de courte durée. Le 24 juillet 1920, quatre mois après la proclamation de la monarchie constitutionnelle par le Congrès syrien, l'armée chérifienne est battue par les forces du général Gouraud, à Mayssaloun, à quelques kilomètres à l'ouest de Damas. Fayçal doit quitter définitivement la Syrie. L'année suivante, les Britanniques lui offriront le trône irakien.
Après Mayssaloun, la France se trouvait désormais en mesure d'asseoir sa tutelle sur le Liban et la Syrie. Gouraud, de par son autorité de haut-commissaire, morcelle la Syrie, par arrêtés successifs, en plusieurs Etats. Les 31 août et 1er septembre, par une série d'autres arrêtés, il proclame la création de l'Etat du Grand-Liban.
Béchara El Khoury note que le haut-commissaire " décidait de tout, avait la haute main sur le sort des gens, élevait les uns et rabaissait les autres, administrait et légiférait, privait le Trésor public des recettes douanières ". Aussi, quand les autorités mandataires décideront en 1926, pour se conformer aux obligations que leur imposait le règlement du Mandat, de doter le Liban d'une Constitution, Béchara El Khoury considérera-t-il cette mesure comme une " évolution fondamentale " qui " devait permettre au pays de franchir un grand pas vers l'indépendance effective ".

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La carrière politique de Béchara El Khoury commence effectivement en 1926. Dans le gouvernement qui est formé le 31 mai de cette année-là, quelques jours après l'entrée en vigueur de la Constitution (23 mai), il détient le portefeuille de l'Intérieur, puis il assumera, par intérim, la présidence du Conseil en l'absence du président titulaire, Auguste Adib. En réalité, dès 1920, il avait aspiré à jouer un rôle sur la scène publique. En coopération notamment avec Emile Eddé (ils étaient encore amis à cette date) et Michel Chiha, il avait fondé un parti, le Parti du Progrès, dont l'existence, cependant, fut éphémère.
En 1932, le haut-commissaire Henri Ponsot, un homme intelligent mais faible de caractère et ayant tendance comme tel à prendre des décisions extrêmes dans des situations de crise, suspend la Constitution. Cette mesure mènera à la création du Destour, le Parti constitutionnel, qui rassemblera autour de Béchara El Khoury plusieurs acteurs de la vie politique. Le programme de ce groupement est simple : œuvrer pour le respect de la Loi fondamentale et en faveur de l'indépendance nationale. Désormais, comme l'écrira Georges Naccache (lire ci-après l'hommage qu'il lui a consacré), Béchara El Khoury s'identifiera avec l'idée même de l'indépendance pleine et entière du Liban.

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Mais pour que ce but soit atteint, il faudra une nouvelle guerre mondiale et le bouleversement qu'elle entraîne. Après la capitulation de la France face à l'Allemagne hitlérienne, les troupes françaises restées au Liban et en Syrie s'étaient ralliées au gouvernement de Vichy. Au début de l'été 1941, la IXe Armée britannique et des unités des Forces françaises libres lancent une opération combinée contre ces troupes. Cette guerre dans la guerre durera 34 jours. Les forces de Vichy quitteront le Liban pour la France, tandis que l'armée britannique et les unités des FFL les remplaceront.
Au lendemain de cette opération, le gouvernement britannique nomme le général Edward Spears, un ami personnel du Premier ministre Winston Churchill, ministre plénipotentiaire de Grande-Bretagne en Syrie et au Liban. Dès le début de son affectation, il se déclare " partisan de l'indépendance du Liban ". Spears, avant la guerre, avait été un admirateur de la France et, après la capitulation de celle-ci, il entendait, tel Clovis jadis, brûler ce qu'il avait adoré. Son admiration pour la France s'était transformée en hostilité.
La donne au Liban avait changé. Béchara El Khoury comprit qu'il y avait là une occasion à saisir, une brèche par où se glisser pour jouer à fond la carte de l'indépendance nationale et transformer en réalité un rêve fou remontant à deux décennies. D'autant qu'au cours des années et à l'occasion des diverses fonctions politiques qu'il avait exercées, il s'était fait de nombreuses et utiles amitiés politiques dans les pays arabes. En particulier, ChucriKouatly en Syrie, le roi Farouk et Moustafa Nahas Pacha en Egypte. Il trouvera à ses côtés son complément, Riad El Solh, l'homme charismatique et de loin le plus populaire dans les milieux musulmans qui, le réalisme et le sens politique aidant, renoncera à son militantisme en faveur de l'unité arabe et se ralliera à l'idée d'un Liban souverain dans ses frontières de 1920.
Le couple Béchara El Khoury-Riad El Solh a quelque chose de prométhéen et les deux hommes n'hésiteront pas à dérober le feu du ciel. Le premier a l'habileté de Cavour, le second l'audace de Garibaldi et ils parviendront, avec le concours du redoutable Spears, à obtenir dans les faits et dans les textes l'indépendance pleine et entière du Liban et à la faire reconnaître par le concert des nations.
A partir de 1943, tout se passe étonnamment vite. Les élections législatives, organisées en deux tours, les 29 août et 5 septembre, aboutissent à la mise en place d'une Chambre des députés qui doit élire, le 21 septembre, le président de la République. La vraie bataille pour la présidence se déroule entre Emile Eddé et Béchara El Khoury, bien que des candidatures de diversion soient avancées dans le cadre de manœuvres dignes de Machiavel et dont certaines se déroulent en présence de Spears.
Après des retournements de situation qui prolongent le suspense, une nette majorité se dessine, le 17 septembre, au cours d'une réunion des députés au domicile de Saëb Salam, en faveur de Béchara El Khoury. Parmi les leaders sunnites, Riad El Solh et Abdul Hamid Karamé, annoncent qu'ils se rallient au chef du Destour. Le dimanche 19 septembre, Béchara El Khoury et Riad El Solh se rencontrent à Aley et dressent les grandes lignes du Pacte national.
Le mardi 21 septembre 1943, Béchara El Khoury est élu président de la République libanaise par 44 voix sur 47 votants.
Dans les semaines qui suivent, les relations entre les services du haut-commissariat, d'une part, et la présidence de la République et le gouvernement, d'autre part, sont marquées par une vive tension. Les Français, craignant que le Liban n'abolisse unilatéralement le Mandat, font pression pour obtenir la conclusion d'un traité organisant les relations entre les deux pays. Par un traité, ils récupéreraient les avantages que leur assure le Mandat. Béchara El Khoury rejette la demande du haut-commissariat.
Le 7 octobre, le président du Conseil donne lecture à la Chambre de la Déclaration ministérielle sur la base de laquelle il sollicite la confiance de la l'Assemblée. Elle comporte un passage, rédigé conjointement par Béchara El Khoury et Riad El Solh, annonçant la ferme détermination du gouvernement de supprimer de la Constitution tous les articles ayant trait au Mandat afin d'affranchir le pays de toute tutelle. Le Cabinet obtient la confiance à l'unanimité moins une voix.
Le 8 novembre, la Chambre approuve à l'unanimité le projet de loi supprimant de la Constitution les articles relatifs au Mandat. Les services du haut-commissariat prennent très mal la chose.
Dans la nuit du 10 au 11 novembre, Béchara El Khoury est arrêté, au siège de la présidence de la République, par une escouade de soldats sénégalais commandée par un capitaine français, et conduit de force à la citadelle de Rachaya, où il sera retenu en captivité. Sont également arrêtés et détenus dans la même forteresse, le président du Conseil, Riad El Solh, et les ministres Camille Chamoun, SélimTakla, AdelOsseirane, ainsi que le leader tripolitain Abdul Hamid Karamé.
A la nouvelle de cette arrestation collective, le pays entre en ébullition. Les Britanniques exercent une forte pression, assortie de menaces, pour convaincre les Français de remettre en liberté les dirigeants arrêtés. Le général Catroux, représentant personnel du général de Gaulle, est contraint, devant la gravité de la situation, de débarquer précipitamment à Beyrouth. Il entame une négociation avec Béchara El Khoury et s'engage à le rétablir dans ses fonctions à condition qu'il renvoie le Cabinet Solh, dissolve la Chambre des députés et organise de nouvelles élections législatives. Le président de la République rejette ces propositions et refuse de se désolidariser de Solh et du gouvernement.
Finalement, le 22 novembre, les Français sont contraints, sous la pression et les menaces des Britanniques, de remettre en liberté le président de la République et ses compagnons de captivité. Ils quitteront Rachaya salués partout en héros et seront accueillis à Beyrouth, à la place des Martyrs, par une foule en liesse.

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La page du Mandat était tournée. Il restait à régler plusieurs questions de première importance : la gestion des Intérêts communs tenue par les Français, le transfert aux autorités libanaises des Forces spéciales, noyau de la future armée libanaise, l'évacuation des troupes françaises et anglaises encore stationnées au Liban, la conclusion d'une convention monétaire avec la France pour régler les problèmes découlant de la sortie du Liban de la zone franc, la conclusion d'un accord économique et financier avec la Syrie après la rupture économique et douanière entre les deux pays. Toutes ces questions furent réglées progressivement malgré de nombreux écueils et des négociations difficiles au cours desquelles le Liban ne put éviter de faire certaines concessions. La politique économique et financière libérale mise en train par le régime eut des retombées positives et entraîna une amélioration du niveau de vie, en comparaison surtout avec celui des pays arabes voisins, mais aucune protection sociale pour les catégories défavorisées ne fut mise en place. Toutes ces étapes (il faut signaler aussi la participation du Liban, en tant qu'Etat fondateur, à la création de la Ligue arabe et de l'Organisation des Nations unies) furent franchies de 1943 à 1948.
Entre-temps, cependant, une conjonction de trois facteurs sur le triple plan local, régional et international avait eu pour effet de déclencher un processus d'affaiblissement de l'autorité et de l'influence du chef de l'Etat qui dut, neuf ans après son accession au pouvoir, présenter sa démission. L'aura de l'homme dont les autorités mandataires avaient ordonné l'arrestation et qui était sorti de prison en héros de l'indépendance nationale et sans avoir fait de concessions s'affaiblit progressivement, notamment du fait d'une opposition qui mena sans relâche une campagne efficace contre le président de la République et son entourage, un entourage qui, par ses maladresses et abus, avait donné des verges pour se faire battre.
Le facteur local qui fit que le régime prêta le flanc bien malgré lui aux critiques de l'opposition, les unes fondées, les autres habilement imaginées, découle des élections législatives de mai 1947, restées dans l'histoire locale et dans l'imaginaire populaire libanais comme l'exemple même d'élections truquées. Béchara El Khoury reconnaît qu'il y a eu des fraudes, mais écrit que, même sans le bourrage des urnes, les résultats du scrutin auraient été les mêmes, avec seulement un écart moins grand entre les élus et les recalés. Il n'empêche que l'opposition trouva dans les irrégularités commises une occasion en or pour multiplier ses attaques contre le régime et bénéficier d'une certaine audience populaire. De surcroît, les conditions dans lesquelles eurent lieu les préparatifs des élections, puis le déroulement des opérations de vote et de dépouillement, aggravèrent l'antagonisme entre Béchara El Khoury, d'une part, et Camille Chamoun et Kamal Joumblatt, d'autre part, lesquels, par la suite, unirent leurs efforts, pour provoquer, avec l'aide d'autres opposants et par une importante mobilisation populaire, la démission du chef de l'Etat.
Le 22 mai 1948, un an après les élections, la Chambre des députés issue de ce scrutin contesté vote le renouvellement du mandat du président de la République à l'unanimité des 46 députés présents dans l'hémicycle (sur les 55 que comptait l'Assemblée). Béchara El Khoury écrit que deux facteurs ont contribué à cette décision : la reconduction avant son terme du mandat du président de la République syrienne, ChucriKouatly, et la guerre de Palestine (la Chambre avait été saisie de la motion parlementaire portant renouvellement de son mandat le jour du début de la guerre).
On ne s'explique pas comment un homme dont le sens politique et l'habileté manœuvrière lui avaient permis de jouer de la rivalité opposant au Proche-Orient les Français et les Britanniques pour débarrasser le pays du Mandat n'ait pas pressenti que les conditions du scrutin de mai 1947 suivies de la prorogation de son mandat par la Chambre issue de ces élections étaient la faute fatale qui allait, par un lent cheminement, fournir les moyens de parvenir à ses fins à une opposition qui piaffait d'impatience aux portes du pouvoir. Il est vrai que, dans la Grèce antique, un dicton voulait que " les dieux aveuglent ceux qu'ils veulent perdre ".
Les deux autres facteurs qui ont contribué au retrait anticipé de Béchara El Khoury sont en rapport avec la vague d'instabilité qui déferle sur les pays arabes à la suite de la création de l'Etat d'Israël et en raison de la lutte implacable que se livrent, en pleine guerre froide, les blocs soviétique et occidental pour le contrôle de la zone stratégique du Moyen-Orient. En Syrie, quatre coups d'Etat sont exécutés durant la période qui va du 30 mars 1949 au 28 novembre 1951. En Egypte, le roi Farouk est renversé par le coup d'Etat exécuté par les Officiers libres le 23 juillet 1952, un peu moins de deux mois avant la démission de Béchara El Khoury.
Au Liban même, Béchara El Khoury refuse de s'associer au Plan de défense commune du Moyen-Orient (face aux visées soviétiques) rendu public le 13 octobre 1951 par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Turquie. Les chocs subis par la région accéléreront un processus de pourrissement et de mécontentement sur le plan intérieur libanais qui aboutira à l'élimination du chef de l'Etat.
A partir du début de 1951, des grèves en série éclatent au Liban. Béchara El Khoury écrit que l'opposition fut manipulée par l'étranger (entendre la Grande-Bretagne qui voulait faire pression sur le président pour l'amener à revenir sur son refus d'adhérer au plan de défense commune du Moyen-Orient). Il accuse également Adib Chichakli, l'auteur du dernier coup d'Etat en Syrie, d'encourager les grèves au Liban .
Béchara El Khoury a, d'autre part, perdu son plus fort allié au sein de la communauté sunnite, Riad El Solh, assassiné en juillet 1951 à Amman et qui était le seul capable d'empêcher un mouvement populaire sunnite de se retourner contre le président de la République. Enfin, il se heurte aux revendications des présidentiables sunnites qui estiment qu'il détient à lui seul le pouvoir de décision et réclament une redéfinition des prérogatives reconnues au président du Conseil. Attaqué de différents côtés, le chef de l'Etat est sur la défensive. C'est dans ce climat de fronde que l'opposition organise le 17 août 1952, à Deir el-Kamar, un meeting géant au cours duquel les orateurs s'en prennent très durement au président.
Béchara El-Khoury tente de ressaisir l'initiative en mettant au point un programme de réformes visant à couper l'herbe sous le pied de l'opposition. Mais le 9 septembre, à la Chambre des députés, le président du Conseil, Sami El Solh, chargé de présenter ce projet et de le défendre, se retourne contre le chef de l'Etat, donne lecture d'une déclaration l'attaquant violemment et annonce qu'il va présenter sa démission.
Béchara El Khoury tente de former un nouveau gouvernement. L'homme à qui il confie cette tâche, Saëb Salam, se livre à des manœuvres dilatoires et finit par vouloir se ranger au côté de l'opposition et demander au président de démissionner. Appelé à son tour, Hussein Aoueini hésite, dans un climat proche de l'insurrection, à accepter de former un gouvernement. Le chef de l'Etat apprend par ailleurs que des présidentiables de la communauté sunnite ont décidé, dans un but d'obstruction, de ne plus collaborer avec lui.
Entre-temps, à l'appel de l'opposition, le pays s'était mis en grève. Consulté sur l'état de la sécurité, le commandant en chef de l'armée, le général Fouad Chéhab, n'exclut pas le risque de troubles graves.
Dans la nuit du 17 au 18 septembre 1952, après avoir terminé ses consultations avec Saëb Salam, Hussein Aoueini et le général Fouad Chéhab, Béchara El Khoury décide de démissionner pour éviter toute effusion de sang. Il écrira que, par sa décision, il a réussi à " faire que l'Inkilab ne fût qu'une " révolution blanche ".
Afin d'assurer la continuité du pouvoir sur le plan constitutionnel, il nomme le général Chéhab président du Conseil et lui adjoint comme ministres NazemAkkari et Bassile Trad. Après quoi, il remet sa lettre de démission au président de la Chambre, en remerciant " Dieu d'avoir pu transmettre le pouvoir intact, sans qu'une goutte de sang ait été versée, sans qu'il soit porté atteinte à la Constitution, ni à la dignité de la présidence ". Il aura passé à la présidence de la République neuf ans moins trois jours.
Roger Geahchan

 

Prix : 48.- Frs